jeudi 30 juin 2011

Sur la magie

Dans tout ce que je fais, au final je ne cherche que la magie. Je sais bien que je ne la trouverai jamais mais je ne peux pas m'empêcher de chercher quand même. Je la traque sans y penser, avec des regards en coin ou une attention portée soudain à des détails, à des scintillements qui annoncent sa présence mais qui disparaissent très vite. Et d'autres fois c'est encore pire car l'impression de l'avoir trouvée ne s'efface pas d'elle-même. Il faut l'éprouver et alors je sens littéralement la magie s'évaporer, comme une goutte d'alcool sur les mains.

La magie, c'est le pressentiment qu'un phénomène transcendant l'univers, quelque chose de purement spirituel et n'étant relié à la physique en aucune façon, pourra me sauver de ma condition de mortel. C'est l'aspiration humaine à trouver du sens, à s'échapper, c'est la partie de l'âme qui rêve d'infini et de complétude.

La magie, je la vois parfois scintiller dans la dentelle du soutien-gorge de la fille qui attend son tour à la caisse d'un magasin, toute molle et fatiguée. Elle ne fait pas attention à moi, elle ne fait attention à rien, et alors subitement comme ça au milieu du monde il y a ceci, ce détail qui me capture le regard et qui semble me parler de très loin, m'annoncer quelque chose. Il doit y avoir un sens caché derrière des fesses bouleversantes, derrière un sourire de fossettes. Il doit y avoir un sens caché derrière le soir qui tombe et les odeurs de la nuit. Il doit y avoir un sens caché derrière une oeuvre d'art saisissante dont je ne sais pas comment parler. Ca ne peut pas être juste de jolies choses, il y a de l'indicible là-dedans. Il y a de la transcendance partout, si je me laisse aller.

C'est l'instinct bien sûr, qui rend ces impressions convaincantes. Et c'est ce qui me tombe désormais dessus si par faiblesse je me mets à rêvasser : reviens sur terre, fils. La seule chose susceptible de te transcender c'est ton instinct d'animal, la volonté aveugle de ton espèce qui te pousse à admirer les formes féminines. Et une dentelle de soutien-gorge ne porte ni le monde ni personne. Un soutien-gorge lui-même, une fois dégrafé, ce n'est guère plus qu'un morceau de tissu. Et les seins nus révélés, ce n'est plus magique, c'est seulement beau - et même pas toujours. Mais qu'est-ce que j'ai à faire avec la beauté ? Je me fous de la beauté, seule la magie peut me sauver.

Le soir ne tombe que parce que la Terre tourne, et la nuit n'est odorante que parce que la température tombe et que l'air se refroidit. Reviens sur terre, fils. Tu es seul au milieu de rien, avec la malédiction de ta conscience pour t'affoler et te faire cogner vainement aux barreaux de la cage. Mais rien ne te répondra jamais car rien n'est là, aucune présence et aucune âme. Seuls errent pas très loin d'autres comme toi, d'autres qui parfois ne soupçonnent même pas le vide qui les entoure. Et s'ils savent, que peuvent-ils ? Se blottir dans tes bras pour un peu de consolation peut-être, mais combien de temps ? Quelques minutes, une heure ? Une nuit, parfois. Et pendant cette nuit, quand tu ouvriras les yeux, le visage de l'autre endormie à côté te communiquera à nouveau un sentiment d'indicible, une puissance cosmique et transcendante. Parce qu'un visage qui dort ce n'est pas juste beau, c'est l'annonce de la magie. C'est un frémissement métaphysique. Mais pour combien de temps, à nouveau ? Et que faire avec cette porte, comment l'ouvrir ? Reviens sur terre, fils. Lève donc les yeux au-dessus de vos deux corps alourdis et vois flotter l'ombre de l'instinct qui vous a rapprochés, votre seule transcendance à tous les deux.

Lorsque vient le matin, quoiqu'il en soit, la lueur terrifiée réapparait dans les yeux. Quoi, rien ? Quoi, tous seuls ? Et Bach alors ? Et cette émotion profonde et lointaine qui saisit chaque part de ton être lors d'une progression harmonique, ou pour quelques notes entre deux mesures ? Ce n'est pas l'annonce de quelque chose de plus grand ? N'y-a-t-il rien là dedans qui s'adresse à moi ? Mais non. Les notes se déroulent, passent, et puis la musique se termine et puis il n'y a plus rien, et dans la rue quelqu'un jure ou bien une moto démarre.

N'y-a-t-il rien nulle part qui puisse répondre ? Entendre, allez d'accord, entendre, seulement entendre. Je me traînerais à genoux, comprenez-vous, simplement pour être entendu. Et même pas entendu personnellement ; que ce soit l'espèce humaine indistincte, s'il le faut. Mais rien. C'est cela, c'est aussi simple : rien. Tout est si bêtement explicable. Tout est si bêtement physique.

Quelle consolation pourtant, que ces instants de fausse magie. Je les sais mis en scène, je les sais travaillés comme des affiches de publicité, mais ils sont réconfortants. Il suffit de ne pas y penser. C'est pour cela que je chante : pour les quelques secondes de décrochement où, avec la niaiserie d'un enfant, je croirai presque la magie réelle. Mozart est très convaincant.

C'est pour cela aussi que je peux rattacher chacun de mes goûts à cette quête perdue la magie. J'ai au moins cette cohérence. J'aime Bach parce que sa musique mime le cosmos et lui ajoute une âme - la partita pour violon te serine pendant vingt minutes, avec une force d'autant plus grande qu'elle court-circuite ton intellect pour s'adresser directement à tes sens, elle te serine que l'univers est structuré, qu'il est beau et rassurant, qu'il te parle ; c'est une langue que tu ne comprends pas, mais elle si réconfortante qu'elle pourrait te faire pleurer. J'aime Stephen King parce qu'il matérialise la magie en la faisant entrer par les petites portes du quotidien, qui restent verrouillées lorsque moi, j'essaie de comprendre comment les ouvrir. Il est le seul à savoir mettre en scène la magie de façon si convaincante. J'aime American beauty notamment pour une scène dans laquelle un sac plastique insignifiant tournoie des heures dans un courant d'air, et la conviction de l'un des personnages que c'est l'oeuvre d'une force supérieure, infiniment bienveillante. American beauty réinjecte de l'espoir dans les petits scintillements de magie du quotidien - c'est trop compliqué pour que tu comprennes mais tu peux y croire. J'aime Le lac des cygnes parce que l'histoire, la musique et la danse sont poésie pure et que pendant deux heures je suis transi de reconnaissance, je suis à genoux d'être si proche de la magie, de la voir à quelques mètres. Poésie qui n'existe pas, faut-il le préciser, et danseurs qui partent vite retirer leurs collants à peine le rideau baissé (et ensuite manger, retour en voiture, pyjama et puis se brosser les dents et cracher dans le lavabo de petits éclats de nourriture puants, ô lui le Prince Siegfried quelques heures plus tôt, et elle Odile lumineuse battant des ailes). J'aime Dino Buzzati parce qu'il sait que la magie est morte, il sait qu'elle n'est même pas née et qu'on passe sa vie à l'attendre quand même, fébrilement, sans jamais comprendre que la seule transcendance c'est l'instinct qui plane et qui aveuglément, nous pousse à notre propre reproduction sans fin, sans motif. J'aime Albert Cohen parce que Solal et Ariane ont tenté de faire exister la magie jusque dans l'intime, de dramatiser les magnifiques plis des vêtements, les caresses et les chuchotements, toute une comédie, une sitcom, une publicité de mille cinq cent pages qui leur donne presque des moments de poésie ; mais qu'il le sait aussi lui, Cohen, que rien de tout cela n'a jamais existé. J'aime les déserts de pierre, les landes, les paysages déchiquetés et brumeux, car ils sont le vrai visage de la cage, ils sont le vide sans artifices, sans maquillage, sans le fond de teint que l'humanité applique sur tout pour maintenir l'illusion de la magie cachée, pour se faire croire que la transcendance est atteignable ; ce sont des paysages qui rappellent le vide.

C'est pour cela que beaucoup de choses me laissent indifférent, blasé et peu excité. C'est que beaucoup de choses n'ont pas compris que la magie n'est pas, mais ne savent pas non plus me faire croire qu'elle est.