vendredi 5 août 2016

L'homme abstrait

La révolution qu'opèrent les Lumières en Europe, c'est celle de l'inversion de Dieu et de l'homme : depuis la plus lointaine antiquité, on avait toujours placé Dieu comme principe fondamental du monde, et décliné l'homme ensuite, comme produit de Dieu.

Et on disait : Dieu préside à tout, il est la source de tout. Il a telle et telle caractéristiques, il est panthéon grec, cosmos, Nature ou Dieu unique, et il veut ceci et cela. Ce qu'il veut, c'est le Bien, et l'homme bon est celui qui suit le Bien commandé par Dieu.

Emmanuel Kant
C'est Kant, le sommet des Lumières, qui inverse définitivement la hiérarchie ; car dans l'esprit des philosophes des XVIIème et XVIIIème siècles, il est impossible, sans tricher, de remonter au-delà de la pensée humaine. Il est impossible de sortir de soi, impossible d'accéder à l'objectivité ; tout est subjectif. C'est l'homme qui ouvre les yeux, découvre le monde, ordonne les choses, les classe, les regroupe en catégories. Tout passe par le filtre de l'esprit humain. C'est l'homme qui décrit Dieu ; et c'est aussi l'homme qui lui fournit ses caractéristiques. Qu'un Dieu existe ou non, ça n'est plus la question. Quoi qu'il en soit, tout commence et tout finit dans l'esprit de l'homme ; et ce Dieu tel que nous l'avons imaginé et défini, c'est bien lui qui est secondaire, qui vient après la pensée humaine.

Cataclysme ! Et ainsi, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, c'est l'homme qui se retrouve propulsé principe fondamental. Conséquence immédiate : il se libère des chaînes de la tyrannie, car à présent, plus aucun chef, plus aucune organisation ne peuvent déclarer : nous avons découvert les principes fondamentaux qui régissent le monde et que tous les hommes doivent suivre. Car le principe fondamental, c'est l'homme lui-même. Le rapport à Dieu devient intime, personnel : il ne peut plus organiser la politique. Et si les hommes se soumettent quand même à un gouvernement, ça n'est plus pour se soumettre à Dieu à travers lui, mais parce qu'ils l'ont voulu et accepté : ils passent entre eux un contrat social tacite.


C'est le sens des premiers mots de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, de 1789 :

Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune.

Que les hommes naissent libres et égaux en droits, cela signifie que liberté et égalité n'ont pas à être décidées par un Etat ou par un clergé : elles existent avant eux. L'Etat est secondaire, il ne fait que protéger ces droits fondamentaux. On les nomme pour cela des droits naturels, par opposition aux droits positifs (droits posés arbitrairement par des lois) :

Article 2. Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression.

D'autre part, tout comme l'Etat et la politique, l'ensemble des distinctions sociales sont secondaires. La race, le rang, le sexe, la classe, l'origine ne viennent qu'après la naissance d'un homme nu, abstrait, égal à tous les autres et fondamentalement libre.

Les distinctions sociales sont positives ; la liberté et l'égalité des hommes sont naturelles.

Telle est l'invention merveilleuse des Lumières : l'humanisme abstrait. Tous les hommes ont les mêmes droits, quel que soit leur Dieu, leur culture, leur pays d'origine, car l'homme en tant qu'homme, l'homme abstrait, est le principe au-delà duquel on ne peut pas remonter. Cet homme abstrait est irréductible à un système, indéfinissable : on lui rend la liberté de devenir ce qu'il veut être.

Mais dès l'époque de la Déclaration naissent des critiques contre-révolutionnaires, dont la plus célèbre est celle de Joseph de Maistre, rejetant l'idée d'homme abstrait :

Il n'y a point d'homme dans le monde. J'ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes ; je sais même, grâce à Montesquieu, qu'on peut être Persan ; mais quant à l'homme je déclare ne l'avoir rencontré de ma vie ; s'il existe c'est bien à mon insu.

Joseph de Maistre
Pour les contre-révolutionnaires, il est inconcevable d'accorder les mêmes droits à tous les hommes, car des différences fondamentales les séparent. L'homme ne peut être conçu qu'à l'intérieur d'une communauté : l'homme pur n'existe pas. Et ainsi, il doit y avoir un droit des Français, un droit des Italiens, un droit des Russes et des Persans. L'idée se conçoit, et n'est pas raciste en elle-même, mais pour bien mesurer ce qui peut se déduire si l'on en suit la pente trop loin : il y aura aussi un droit des Blancs et des esclaves Noirs.

La thèse contre-révolutionnaire, réactionnaire, érige en principe fondamental non pas l'homme, mais son origine, sa communauté. Homme ? Non : Français ou Italien. Blanc ou Noir. Et dans la longue bataille entre humanistes et contre-révolutionnaires, ces idées seront développées dans le romantisme allemand, puis dans le néo-romantisme, et prendront leur forme raciste achevée dans le Blut und Boden, idéologie du sang et du sol, fondement idéologique du IIIème Reich. Elles termineront en créant les catégories fondamentales de l'Aryen et du Juif, de l'homosexuel, de la race dégénérée.

Les idées contre-révolutionnaires se retrouveront plus tard dans le marxisme (on pense les concepts de prolétariat et de bourgeoisie comme plus fondamentaux, dans les sociétés, que l'humanité commune), et non seulement le marxisme mais toutes les constructions intellectuelles systématiques, c'est à dire tous les systèmes plaçant au-dessus de l'homme une idée bien définie de ce qu'est la réalité.

Comme dans l'antiquité, on pose un principe absolu, dont on croit qu'il est objectif, on lui attribue des caractéristiques, et on le place au-dessus des hommes. On ne le nomme plus Dieu, car on se croit plus clairvoyant que ses ancêtres, mais c'est la même chose : on le nomme lutte des classes, libido, Volonté, sens de l'Histoire, patriarcat, et même science physique.

On englobe la totalité du monde sous lui, et l'on dit : l'homme actuel, imparfait, mauvais, raté, est un produit de ce principe. Il est mauvais car, jusqu'à présent, il n'avait pas compris quel était ce principe, mais maintenant nous l'avons dévoilé, et nous pouvons affirmer avec certitude que l'homme ne retrouvera l'harmonie originelle qu'à condition de suivre le Bien, qui se trouve être :

- renverser la classe bourgeoise pour réquisitionner les moyens de production
- transformer sa libido au travers de la sublimation
- renier la Volonté en soi
- suivre le sens de l'Histoire, suivre le progrès de la Raison
- renverser la domination patriarcale
- rejeter toute superstition pour n'être plus qu'un être rationnel

Et si un homme refuse de suivre le chemin du Bien, c'est qu'il est un ennemi de l'humanité, un ennemi du monde, tout comme autrefois, il était un hérétique. Le libre-arbitre est refusé : il faut suivre ce que l'institution supérieure, dominante, a identifié comme étant la seule voie, la vraie voie.

La tyrannie à laquelle l'humanisme abstrait avait mis un terme, la tyrannie de Dieu sur les hommes, la voici réincarnée en idéologies "du salut terrestre". Toute l'oeuvre de Nietzsche peut être vue comme une tentative de mettre en pièces ces idéologies, de hâter le crépuscule des idoles, pour rendre sa liberté et son caractère irréductible à l'homme : l'homme qui ne répond jamais à une définition précise, l'homme qui déborde toujours des cases, échappe aux étiquettes, l'homme toujours insaisissable. Appliquez les lois d'un système à un homme particulier : vous verrez qu'elles ne fonctionnent jamais complètement. Les dogmatiques vous diront que c'est parce que cet homme est mauvais, ou bien parce qu'il est aliéné par le principe négatif du système (le diable, la bourgeoisie, le patriarcat), et ils retomberont toujours sur leurs pieds. Les humanistes vous diront seulement : c'est un homme.

Les analyses de Marx, de Freud, de Hegel, de Schopenhauer ne sont pourtant pas fausses pour autant. Il y a du vrai dans l'analyse que fait Marx du capitalisme, tout comme, bien évidemment, il y a beaucoup de vrai dans la science physique. Mais en se généralisant, en se croyant capables de tout décrire, ces théories se déplacent progressivement au-dessus du concept de l'homme, elles le subordonnent à leurs règles, et deviennent anti-humanistes. Même les idéologies les plus à gauche finissent toujours par rejoindre les conceptions réactionnaires, contre-révolutionnaires.

Et toujours, elles aboutissent à des tyrannies.

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