mercredi 22 février 2017

L'art contre le ressentiment

Céline


Mon grand-père adorait Louis-Ferdinand Céline.

Il était Juif, il avait connu le statut des Juifs en France, avait perdu son emploi d'avocat sous l'Occupation, mais il adorait Céline. Et si l'on abordait avec lui la question qui fâche, si on lui demandait comment il s'arrangeait de son antisémitisme, ce qu'il faisait des pages délirantes de Bagatelle pour un massacre, il ne se démontait pas : il répondait que Céline ne pensait pas ce qu'il écrivait, que c'était de la provocation. Il ne pouvait pas envisager le contraire.

Je n'ai pas lu Bagatelle pour un massacre, seulement des extraits ; mais ils m'ont suffi. J'aurais aimé donner raison à mon grand-père, mais je n'y ai senti aucune ironie. Et s'il y en a une, je n'en vois pas l'intérêt. C'est atroce.

Si je raconte cela c'est pour dire que, vraisemblablement, mon grand-père s'était fabriqué une version personnelle de Céline, pour laquelle il pouvait, sinon avoir de la sympathie, du moins éprouver une certaine proximité. Peut-être ne pensait-il pas vraiment que Céline faisait de la provocation. Mais il se laissait le croire, et entretenait avec son fantôme et ses œuvres une relation apaisée. Je veux dire par là que s'il avait rencontré Céline au coin d'une rue, il ne l'aurait pas évité et n'aurait pas été mal à l'aise. Je connais mon grand-père : il lui aurait sans doute parlé de littérature.

De nos jours, cette idée devient inconcevable. De nos jours, on imagine qu'un Juif croisant Céline au coin d'une rue devrait plutôt lui casser la gueule, comme s'il était soudain réduit à sa seule identité juive, réduit à n'être plus que ça : un Juif ; forcé à devenir pour un instant le représentant symbolique d'un peuple qu'il n'est pas.

C'est exactement ce qui est arrivé au judoka Teddy Riner, aux jeux olympiques de 2012, lorsque, après avoir remporté la médaille d'or, il est allé s'agenouiller devant son entraîneur pour embrasser ses chaussures. Riner expliquerait plus tard qu'il s'agissait d'une sorte de pari superstitieux entre eux (si je gagne, je te baise les pieds devant tout le monde). Mais il se trouvait que l'entraîneur était blanc, et Riner noir. Et alors, un étrange mouvement de protestation s'était élevé : plusieurs représentants d'associations antiracistes avaient manifesté leur malaise, ou bien s'étaient franchement scandalisés de voir ainsi un noir s'agenouiller devant un blanc. Ces gens n'étaient manifestement plus capables de voir seulement deux hommes, deux camarades heureux de leur victoire commune et partageant un instant de complicité : leur couleur de peau passait en premier, avant même leur humanité. Teddy Riner, à cet instant, n'aurait pas dû être Teddy Riner, mais le noir symbolique, représentant de tout un peuple réduit à sa seule dimension de peuple esclave. Honnêtement, je continue de trouver ces réactions abominables, écoeurantes. On peut faire mieux que ça, on peut s'élever au-dessus de ça.

L'art, par exemple, permet la construction de rapports plus sains. En effet, puisque nous entrons d'abord en contact avec une oeuvre et que, d'une façon profonde et métaphorique, cette oeuvre nous parle aussi de son auteur, nous avons la possibilité d'établir un lien particulier avec lui. Lorsqu'une oeuvre nous remue, touche quelque chose en nous, elle nous rapproche aussi de son créateur : ça devient parfois comme un dialogue. Mais, en découvrant ensuite que ce créateur n'était finalement pas celui que nous imaginions, en découvrant qu'il était peut-être raciste, misogyne, ou qu'il s'est souvent comporté comme un salaud, il arrive que la déception soit douloureuse (je me souviens notamment de la réaction d'un spécialiste de Heidegger, à la radio, quand on a retrouvé des carnets personnels contenant les seules déclarations ouvertement antisémites qu'il ait jamais écrites ; jusque là, cet homme devait accorder le bénéfice du doute au philosophe ; soudain il ne le pouvait plus, et il paraissait aussi accablé que si l'on parlait d'un proche). Cependant, en l'ayant abordé par ses oeuvres, nous en savons quand même plus sur lui que ce qu'en racontent ses biographes : nous l'avons approché de bien plus près. Nous l'avons côtoyé à un niveau dont les faits bruts ne disent rien, nous avons senti des choses que sa biographie et le récit de ses humeurs ne montrent pas : ces choses sont le rapport entre son oeuvre et nous. Entre son oeuvre et moi.

Moi, spécifiquement. Ni ma famille, ni la communauté d'où je suis issu.

L'homme était peut-être un salaud mais, pour le dire tel que je le sens : j'ai intimement partagé les faiblesses qui faisaient de ce salaud un être humain. Ca change la vision que j'ai de lui : il ne rentre plus dans la case. Je le vois dépasser cette désignation de salaud. C'est un homme.


Schopenhauer


De mes grands-parents j'ai hérité une part de sang juif, mais je ne considère pas cela comme le legs le plus important. Ce que j'ai surtout hérité d'eux, c'est la hantise du communautarisme, le dégoût de la pression du groupe. Le terme est aujourd'hui honni parce que mal compris : je suis un individualiste, au sens où je considère que les individus devraient toujours avoir la possibilité de s'extraire des groupes. Fondamentalement, je crois que le groupe, la famille, la communauté, ne doit pas enchaîner l'individu à des principes en lui disant : tu es né juif ou musulman, noir, blanc, Depardieu ou Lagardère, Français ou Italien, et ainsi tu resteras toute ta vie. Tu suivras les commandements que le groupe a prévus pour toi, et tu seras solidaire avec tous ceux du groupe, même si tu ne les aimes pas, même si tu ne les connais pas. Tout comme on peut détester sa famille et s'en trouver une de substitution, je pense possible de naître Français et de finir Italien jusqu'au fond de l'âme. Or nous vivons une époque où les individus sont de plus en plus souvent invités à séjourner dans leur communauté d'origine, à entretenir leurs séparatismes plutôt que de chercher ce qui les relie aux autres. Aux autres ? Oui, et même aux salauds.

Quand je lis sous la plume de Schopenhauer qu'il est bien normal que Spinoza justifie l'immolation des animaux, car il « parle comme peut le faire un juif, de sorte que nous autres, habitués à des doctrines plus pures et plus dignes, nous sentons écœurés par la Foetor judaicus [la puanteur juive] », ça irrite la part de moi qui se sent liée à des ancêtres juifs. Mais d'un autre côté, j'ai lu de Schopenhauer à peu près tout ce qui a été traduit en français, et ma compréhension de lui ne se limite pas à cette citation. Pour quelqu'un qui ne le connait pas, il est aisé de le réduire à cette seule dimension, et de s'en servir pour relativiser son oeuvre, pour rappeler sans arrêt que, quelle que soit la puissance de ce que tu lis, ça vient de ce type qui parlait de la puanteur juive.

J'éprouve, pour ma part, une vive affection pour Schopenhauer. Malgré ses écarts antisémites, malgré les lettres où il raconte avoir aidé des soldats de l'Empire à mater des révolutionnaires, malgré l'énorme délire misogyne que représente son essai "Sur les femmes", je me suis fait de lui une représentation que je serais prêt à défendre. J'aurais, en revanche, le plus grand mépris pour qui tenterait de me persuader que je dois considérer Schopenhauer d'abord et avant tout comme un antisémite, par considération pour mes ancêtres juifs. On me dirait : derrière Schopenhauer, il y a Nietzsche et sa bête blonde, Wagner et Hitler ! Voilà CE QUE tu admires. Comment peux-tu ?

Et je me répondrais, en moi-même (car j'ai horreur des engueulades) : Le monde comme Volonté et représentation, les lettres mélancoliques à son ami d'enfance, son admiration pour Kant, les leçons irremplaçables que j'ai apprises de lui. Arthur Schopenhauer, voilà QUI j'admire.

N'était-il pas antisémite pour autant ? Si, bien sûr, dans ce que signifiait ce terme au XIXe siècle. Mais pour moi il est bien plus, au point que ce terme même se désagrège ; et je lui pardonne, considération gardée pour mes juifs ancêtres.


Lovecraft

J'ai appris par Neil Jomunsi, il y a maintenant quelque temps, que le prix littéraire World Fantasy Award ne serait désormais plus représenté par un buste de Howard Philip Lovecraft, génial écrivain de science-fiction du début du XXe siècle. En voici la raison : il était raciste. Sur Twitter, pour propager la nouvelle, on trouve des formulations du type : "Lovecraft le raciste ne représentera plus..." etc.

Lovecraft-le-raciste. S'il fallait résumer toute l'histoire en trois mots.

Il est de notoriété publique que Lovecraft entretenait un profond racisme à l'encontre des noirs. On trouve, écrites de sa main, des pages proprement délirantes où il les décrit sous les traits de créatures affreuses, inhumaines, très proches des monstres dont il peuplait ses nouvelles. L'inspiration de sa mythologie barbare, dit-on, lui serait venue de son dégoût des populations noires rencontrées à Providence et à New-York.

Il n'est donc plus possible de récompenser un prix littéraire par un buste de cet homme-là, de ce raciste-là, alors que les lauréats sont parfois noirs eux-mêmes. Ce serait comme une insulte, ce ne serait pas supportable.

Je trouve ça regrettable. L'art, qui était une invitation, ou du moins une possibilité de dépasser le ressentiment, est renvoyé au second plan. Voici la nouvelle vision du monde qui nous est proposée : ce qu'il faut retenir de plus important chez Lovecraft n'est pas son génie, c'est sa paranoïa raciste. Quand vous penserez Lovecraft, désormais, pensez aussi racisme ; vous aurez la clé de toute sa personne et de toute son oeuvre. Lovecraft raciste, c'est la première chose que vous saurez de lui. Mais finalement, a-t-on encore des choses à apprendre d'un raciste ? Ne doit-on pas commencer à relativiser tout ce qu'il nous a appris auparavant ? Est-il encore seulement possible de le lire au premier degré ? Voici l'oeuvre d'un raciste. Ses monstres sont le produit de son racisme. Son talent est le produit de son racisme. Mais comment ressentir encore une quelconque empathie en lisant ses livres, si l'on est sans arrêt renvoyé à cet avertissement, après chaque description d'un monstre : raciste, raciste, raciste ? Comment ne pas interrompre sa lecture en se demandant s'il n'est pas en train de nous mettre ses idées morbides dans la tête, et s'il ne va pas influencer nos enfants ?

Récompenser un prix littéraire avec un buste de Lovecraft signifiait : lecteurs, écrivains, cet homme a des choses à vous dire. On peut s'inspirer de ce qu'il a écrit. Il a changé l'état de l'art de son époque, il a bouleversé la littérature de fiction, et il est passionnant. Si vous vous y plongez, sans doute pourrez-vous y trouver des choses de vous-même, sans doute vous reconnaîtrez-vous dans les peurs qu'il met en scène, dans les angoisses qu'il manifeste.

Retirer le buste de Lovecraft signifie : ce qu'a fait cet homme-là n'est pas important. Il était avant tout un salaud. Il a été génial mais ce génie est placé sous le signe de l'infâmie. Si vous vous retrouvez dans les peurs qu'il décrit, sachez que ces peurs lui ont été inspirées par son racisme, et que vous devriez vous poser des questions sur vous-même. Méfiez-vous. Surtout si vous êtes noir. Il haïssait les noirs.

Lovecraft devient une sorte d'incarnation du principe pur de racisme. Tout comme, pour les associations antiracistes, Teddy Riner n'était plus un homme mais un noir, Lovecraft n'est plus un homme : c'est un raciste. C'est Lovecraft-le-raciste.

Suis-je en train de dire que tout le monde doit le trouver formidable et lui pardonner ses excès ? Absolument pas. J'aurais moi-même du mal à trouver Céline sympathique, et ne parlons pas de mon sentiment vis à vis de Wagner. Mais voilà finalement ce que j'essaie de dire : en valorisant ce que les individus faisaient de mieux, l'ancienne conception du monde était humaniste : elle permettait à certaines personnes de se trouver des proximités avec quelqu'un qui ne leur ressemblait pas, et même quelqu'un qui, par une sorte de stupidité et d'aveuglement, était persuadé de détester tous ceux de leur groupe. Humaniste aussi parce qu'elle laissait la possibilité d'aller jusqu'à éprouver de la tendresse pour l'artiste, tendresse qui naît avec la découverte d'une faiblesse : c'est à dire qu'elle laissait la possibilité de prendre l'autre comme un homme, et ainsi découvrir ce que c'est que d'être un homme, avec ses grandeurs et ses bassesses. Et donner ainsi la faveur à l'apaisement face à l'humanité, plutôt que d'entretenir le ressentiment et la méfiance.

La nouvelle conception du monde ferme l'horizon et, en s'empressant de montrer la laideur et la bassesse (pourtant communes à toute l'humanité), s'assure qu'il sera désormais impossible de tirer du positif de l'un de ces artistes marqué du seau de l'infamie. Je comprends qu'on puisse ne pas pouvoir ou ne pas vouloir pardonner à Lovecraft ; mais je préférais l'époque où la décision était laissée aux individus. Aujourd'hui, le groupe prend les devants et pose un jugement avant l'individu ; on écrit même des avertissements en couverture des livres de Kant : vous n'avez pas encore commencé à lire que vous avez déjà en tête que tout cela est daté et misogyne. Demain, il deviendra de plus en plus difficile de passer outre cette injonction, de passer outre la façon dont nous seront présentés les anciens génies. Or, à moins d'avoir été moralement parfaits, c'est à dire à moins d'avoir été des machines, ils auront tous des tâches indélébiles dans leur vie. Ils seront tous potentiellement des salauds pour un groupe ou pour l'autre.

L'ancienne conception du monde accordait sa faveur à l'inspiration. La nouvelle conception privilégie la suspicion. Mine de rien, c'est toute la différence qui se joue dans la culture du ressentiment qui s'installe en Occident.





P.S. : puisque l'époque est au relativisme permanent, et puisqu'elle ne sait plus guère démontrer que par l'absurde, je sais qu'on me rétorquera : et Hitler ? Si je t'écoute, en lisant Mein Kampf je pourrais me trouver des sympathies avec lui ? Je crains qu'il ne me faille répondre sérieusement à cette objection naïve, quitte à être lourd et consensuel : Hitler a pensé et mis en place l'extermination totale des Juifs, des Tziganes, des homosexuels et des malades mentaux à travers l'organisation d'une industrie où l'on calculait des rendements et où l'on réfléchissait à des moyens techniques de les améliorer. Je pourrais lire l'intégralité de son courrier privé et de ses journaux intimes, que l'ombre de l'horreur qu'il a sciemment organisée et commise reviendrait sans cesse m'empêcher d'éprouver pour lui le début d'une sympathie. Néanmoins, cela m'aiderait à me souvenir qu'il était un homme, et non un démon.

En comparaison, Lovecraft n'a écrit qu'une poignée de poèmes révélateurs d'une sorte de psychose maniaco-dépressive, quelques lettres démentes, et a beaucoup perdu de ses délires xénophobes en vieillissant.

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