vendredi 19 février 2016

Le monde est flou


J'ai beau le savoir déjà, je m'étonne souvent de redécouvrir à quel point un regard « non éduqué » peut être myope.

Il y a quelque temps, j'ai découvert que les Espagnols voulant apprendre le français éprouvaient de grosses difficultés à prononcer les voyelles nasalisées. La différence entre les sons -an et -in leur est quasiment inaudible. Pour nous, la différence entre « l'Inde » et « Lande » est flagrante ; pour eux c'est une subtilité de coupeurs de cheveux en quatre (comme, pour nous, la mythique accentuation des voyelles en chinois). Je crois savoir aussi que les Japonais éprouvent une difficulté du même ordre avec les sons R et L, qu'ils ne savent pas distinguer.

Finalement, chacun dans son coin entend mal, tout en étant persuadé que c'est lui qui entend bien, et que les autres sont des finasseurs. Mais qu'on décide d'entraîner son oreille, et on découvrira très vite qu'elle manquait en effet de raffinement, et qu'un monde de nuances lui échappait. On entendra mieux. Ou, pour le dire autrement, on verra soudain plus net. L'éducation apporte des lentilles correctrices : des détails qu'on était physiquement incapable de percevoir surgissent soudain du magma et projettent de nouvelles ombres, de nouvelles beautés, donnant au tableau d'ensemble une tonalité différente.

On s'en rend compte aussi quand on compare l'impression que nous fait un flot de paroles dans une langue inconnue, et le même flot dans une langue qu'on commence tout juste à maîtriser. Dans le premier cas, on n'entend qu'un ronflement aléatoire où tout se mélange. Les phrases, le rythme et les ruptures de ton sont noyés dans une coulée molle. Dans l'autre cas, même si on ne comprend pas tout, on perçoit précisément les consonnes, les silences, et le sens du discours nous apparaît. On voit plus net.

Mais au-delà des langues, ce myopisme de la vision « non éduquée » touche tous les domaines.

Vous sortez de chez vous un dimanche ensoleillé, et allez faire un tour au parc. Le spectacle des arbres, des herbes et du ciel vous semble complet, très net, parfait. Mais à quelle sorte de bouillie croyez-vous avoir accès, par rapport à la quantité de détails qu'y perçoit un grand peintre ? Si vous pensez là encore qu'il s'agit de finasseries, c'est que vous n'avez jamais essayé de peindre un visage humain. Si l'on n'utilise que des nuances de rose et de beige, généralement ça ne donne rien. Il faut un certain acharnement avant de découvrir pourquoi : c'est qu'il y a une diversité invraisemblable de nuances vertes, bleues et orange colorant cette peau. Seulement, un regard brut ne voit rien. L'oeil brut voit « du rose ». Tandis qu'un peintre, ces perceptions lui sont rentrées dans le corps ; là où vous voyez du rose, lui voit trente nuances différentes. Il voit plus net (quoique généralement il n'y fasse pas attention, car l'apprentissage est progressif ; il faudrait pouvoir sauter du regard brut au regard éduqué pour tomber à la renverse devant la différence).

Dans un autre domaine, je me souviens du ravissement hébété que j'ai ressenti en comprenant que le Kyrie du Requiem de Mozart était une fugue (j'ai découvert très tard la définition du mot fugue). Jusqu'ici, j'avais toujours écouté le Requiem en gros, comme une masse sonore indistincte d'où émergeait le Lacrimosa. Mais ce soir-là, je m'en souviens nettement, j'étais dans le métro, avec des écouteurs minables dans les oreilles, et brusquement j'ai pris conscience du rôle que tenaient les quatre pupitres du choeur, sopranos, altos, ténors et basses. Ils bâtissaient un édifice, empilant à l'infini la supplication Prenez pitié, Seigneur, se passant le relais l'un après l'autre. D'un coup, une dimension que je n'avais jamais entendue a surgi devant moi. C'était comme de tomber nez-à-nez avec une cathédrale au détour d'une rue. Ce morceau de musique que j'avais déjà écouté cent fois, je l'entendais véritablement pour la première, et ça me sciait les jambes (ce qui n'était certes pas si grave, car j'étais assis). Je voyais plus net. Et encore n'avais-je même pas effleuré la surface (je vous ferai la grâce de ne pas évoquer les merveilles que représentent l'accentuation tonique du latin et la coupure des S, ça passerait encore pour des finasseries).

Faîtes écouter deux versions différentes, l'une très bonne, l'autre très moyenne, d'un tube comme la 5ème symphonie de Beethoven à quelqu'un qui n'écoute jamais de musique classique. Il y a des chances pour que cette personne ne fasse aucune différence. A vous, ce peut-être sera flagrant. Mais même si vous lui indiquez précisément ce qui vous écorche les oreilles dans la version moyenne, ça passera pour un caprice de pinailleur, de même que les Espagnols se demandent comment on peut accorder tant d'importance à la différence entre -an et -in.

Et que dire des photographes ? Que dire de Willy Ronis, qui restait posté en embuscade dans un coin de rue pendant des heures, attendant le bon moment, la bonne symétrie pour prendre son cliché ? Que ressentait son corps, dans quel état d'éveil se trouvait-il pour détecter que c'était ici qu'il fallait être, ici qu'il fallait attendre ? Ronis voyait dans les villes, l'architecture et le mouvement des foules ce que je suis incapable de voir. Et dans ses photos, un oeil brut comme le mien ne voit que du joli, du bien fait. Ce n'est déjà pas si mal. Mais un oeil éduqué reconnaît des détails, des choix de cadrages dont la beauté est invisible au néophyte.

Et la littérature ? Après une vie à lire des romans de gare, essayons de passer à Flaubert. On n'y verra que des intrigues languissantes, écrites de façon laborieuse. Tout un monde de subtilités et de fulgurances ne sera même pas soupçonné ; non par manque d'intelligence, non par paresse, mais par manque d'éducation du regard. Passons à Racine, et un bon vieux réflexe de défense nous en éloignera très vite, jurant que tout cela est dépassé, et que la beauté de ces textes est exagérée.

Et le cinéma, et la science de la mise en scène ? Et la cuisine, et les goûts que je perçois si mal que je peux à peine les nommer sucré ou salé ? « Oui, une vague note de romarin par-ci, et du poivre par là, n'est-ce pas ? » Tu parles. Ma vie en dépendrait que je ne pourrais guère aller plus loin. Et tout ce que je ne vois pas et que d'autres voient, et qui les émerveille ? « Snobisme, oui, prétention mal placée » bougonné-je. Après tout, j'entends aussi bien, je vois aussi bien que les autres. Mais non, pourtant : si je crois voir clair c'est que je manque de points de repères.

L'oeil brut ne voit pas grand chose. Et s'il crée, il créera comme il voit : flou. A l'arrache, en gros, sans force. Un chatoiement de couleurs informes, une cacophonie de bruits parfois vaguement harmonieux, et il nommera cela beauté, et cela lui suffira car il ne sait pas qu'il existe mieux. Et que ce mieux, l'humanité le nomme art depuis des millénaires, et que cet art est un accès intime à la nature du monde. Ce qui ouvre la porte du jardin, ce n'est pas un discours, ce n'est pas un message comme on le croit aujourd'hui, mais c'est l'amour de la forme nette, l'obsession du regard.

Il y a des univers entiers derrière ces tâches floues. Je le sais pour en avoir senti quelques uns, de très loin et avec maladresse. Il y a des univers dont il est impossible de soupçonner la profondeur, et la joie que procure leur découverte et leur connaissance. Il faut se jeter tout entier dans une discipline, éduquer sans cesse son regard et son corps pour commencer à soulever le voile, et entrevoir les merveilles qui attendent derrière. Elles attendent là depuis déjà des milliards d'années, mais seuls quelques yeux, quelques oreilles, quelques mains ont su les révéler.

Ces merveilles, c'est le monde lui-même.

vendredi 12 février 2016

Aparté

A une époque, quand le soir puis la nuit venaient, accompagnés de calme et de silence, on était seulement content de sa journée, d'avoir joué à tel ou tel jeu avec Guillaume ou David, d'avoir construit telle ou telle chose avec Vincent ou Jérémy, et on ne se disait jamais que le temps passait, et que bientôt on aurait soixante ans. On n'avait pas conscience de la limite. On imaginait d'autres histoires pour le jeu, d'autres façons de construire, et c'était tout, et les odeurs et les sons de la journée revenaient, et on s'endormait sans angoisse.

Désormais, laissez-moi un moment de calme pendant une nuit, et je ne vois que le tragique.

C'est qu'avant je ne savais pas que le temps n'est pas infini, qu'on ne reste pas infiniment dans l'enfance, ou bien si longtemps que c'est comme si c'était infini. On y reste quelque temps, et on en sort sans être averti, sans le voir. Les adultes ont l'air d'être d'une nature différente, et c'est rassurant car on sent bien qu'on n'est pas comme eux, et pas près d'être comme eux. Il reste du temps. Et un jour on finit par comprendre qu'on est devenu comme eux, et si on ne l'a pas senti c'est trop tard, il faut l'assumer quand même. Il faudra faire semblant. Pour les autres enfants.